XIX
LA FONCTION CRÉATRICE DE LA PAROLE

 

 

 

Toute signification renvoie à une

autre signification.

Les compagnons d'Ulysse.

Transfert et réalité.

Le concept est le temps de la chose

Hiéroglyphes.

 

Notre ami Granoff a une communication à nous faire, qui semble dans la ligne de nos derniers propos. Je trouve fort heureux que se manifestent des initiatives semblables, tout à fait conformes à l'esprit de dialogue que je désire dans ce qui – ne l'oublions pas – est un séminaire avant tout. Je ne sais pas ce qu'il nous apporte ce matin.

 

L'exposé du docteur Granoff porte sur deux articles du numéro d'avril 1951 de la Psycho-analytic Review : Emotion, Instinct and Pain-pleasure, par A. Chapman lsham et A study of the dream in depth, its corollary and consequences, par C. Bennitt.

 

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Ces deux articles, amples, d'une haute tenue théorique, convergents avec ce que je fais ici. Mais chacun d'eux centre l'attention sur des points différents.

Le premier porte l'accent sur l'information de l'émotion, qui serait la dernière réalité à laquelle nous avons affaire, et, à proprement parler, l'objet de notre expérience. Cette conception répond au désir de saisir quelque part un objet qui ressemble, autant qu'il se peut, aux objets d'autres registres.

Alexander a fait un grand article, dont nous pourrons peut-être un jour parler, qui s'appelle Logic of émotions, avec quoi il est sans aucun doute au coeur de la théorie analytique.

Il s'agit, de même que dans le récent article de Chapman Isham, d'introduire dans ce que nous considérons habituellement comme le registre affectif, une dialectique. Alexander part du schéma logico-symbolique bien connu où Freud déduit les diverses formes de délires selon les diverses façons de nier Je l'aime – Ce n'est pas moi qui l'aime – Ce n'est pas lui que j'aime – Je ne l'aime pas– Il me hait – C'est lui qui m'aime – ce qui donne la genèse de divers délires – le jaloux, le passionnel, le persécutif, l'érotomaniaque, etc. C'est donc dans une structuration symbolique, élevée puisqu'elle comporte des variations grammaticales très élaborées, que nous saisissons les transformations, le métabolisme même, qui se produisent dans l'ordre préconscient.

Le premier article que Granoff a commenté a ainsi l'intérêt d'être à contre-courant par rapport à la tendance théorique actuellement dominante dans l'analyse. Le second me paraît plus intéressant encore, pour autant qu'il cherche à quel au-delà, à quelle réalité, à quel fait, comme on s'exprime dans l'article, se réfère la signification. C'est un problème crucial.

Eh bien, vous vous engagerez dans des voies toujours sans issue, ce qui se voit très bien aux impasses actuelles de la théorie analytique, si vous ignorez que la signification ne renvoie jamais qu'à elle-même, c'est-à-dire à une autre signification.

Chaque fois que nous avons dans l'analyse du langage à chercher la signification d'un mot, la seule méthode correcte est de faire la somme de ses emplois. Si vous voulez connaître dans la langue française la signification du mot main, vous devrez dresser le catalogue de ses emplois, et non seulement quand il représente l'organe de la main, mais aussi bien quand il figure dans main-d'oeuvre, mainmise, mainmorte, etc. La signification est donnée par la somme de ces emplois.

C'est à cela que nous avons affaire dans l'analyse. Nous n'avons pas du tout à nous exténuer à trouver des références supplémentaires. Quel besoin de parler d'une réalité qui soutiendrait les emplois dits métaphoriques ? Toute espèce d'emploi, en un certain sens, l'est toujours, métaphorique. La métaphore n'est pas à distinguer, comme le croit Jones, au début de son article sur la Théorie du symbolisme, du symbole même et de son usage. Que si je m'adresse à un être quelconque, créé ou incréé, en l'appelant soleil de mon coeur, c'est une erreur que de croire, comme M. Jones, qu'il s'agit là d'une comparaison, entre ce que tu es pour mon coeur et ce qu'est le soleil, etc. La comparaison n'est qu'un développement secondaire de la première émergence à l'être du rapport métaphorique, qui est infiniment plus riche que tout ce que je peux sur l'instant élucider.

Cette émergence implique tout ce qui peut s'y attacher par la suite, et que je ne croyais pas avoir dit. Du seul fait que j'ai formulé ce rapport, c'est moi, mon être, mon aveu, mon invocation, qui entre dans le domaine du symbole. Impliqués dans cette formule, il y a le fait que le soleil me réchauffe, le fait qu'il me fait vivre, et aussi qu'il est le centre de ma gravitation, et aussi bien qu'il produit cette morne moitié d'ombre dont parle Valéry, qu'il est aussi ce qui aveugle, ce qui donne à toutes choses fausse évidence et éclat trompeur. Car, n'est-ce pas, le maximum de lumière est aussi la source de tout obscurcissement. Tout cela est impliqué déjà dans l'invocation symbolique. Le surgissement du symbole crée à la lettre un ordre d'être nouveau dans les rapports entre les hommes.

Vous me direz qu'il y a tout de même des expressions irréductibles. Et vous objecterez par ailleurs que nous pouvons toujours réduire au niveau factuel l'émission créatrice de cet appel symbolique, et qu'on pourrait trouver pour la métaphore que je vous ai donnée en exemple des formules plus simples, plus organiques, plus animales. Faites-en vous-même l'essai –  vous verrez que vous ne sortirez jamais du monde du symbole.

Supposons que vous recouriez à l'indice organique, à ce Mets ta main sur mon coeur que dit l'infante à Léonor au début du Cid pour exprimer les sentiments d'amour qu'elle éprouve pour le jeune cavalier. Eh bien, si l'indice organique est invoqué, c'est là encore à l'intérieur de l'aveu, comme un témoignage, un témoignage qui ne prend son accent que pour autant que – Je m'en souviens si bien que j’épandrais mon sang Avant que je m'abaisse à démentir mon rang. C'est en effet dans la mesure même où elle s'interdit ce sentiment, qu'elle invoque alors un élément factuel. Le fait de son battement du coeur ne prend son sens qu'à l'intérieur du monde symbolique dessiné dans la dialectique du sentiment qui se refuse, ou auquel est implicitement refusée la reconnaissance de celle qui l'éprouve.

Nous sommes, vous le voyez, ramenés au point sur lequel s'est achevé notre discours de la dernière fois.

 

2

 

Chaque fois que nous sommes dans l'ordre de la parole, tout ce qui instaure dans la réalité une autre réalité, à la limite, ne prend son sens et son accent qu'en fonction de cet ordre même. Si l'émotion peut être déplacée, inversée, inhibée, si elle est engagée dans une dialectique, c'est qu'elle est prise dans l'ordre symbolique, d'où les autres ordres, imaginaire et réel, prennent leur place et s'ordonnent.

Je vais essayer une fois de plus de vous le faire sentir. Faisons une petite fable.

Un jour, les compagnons d'Ulysse – comme vous le savez, il leur arriva mille mésaventures, et je crois que presqu'aucun n'a fini la promenade – furent transformés, en raison de leurs fâcheux penchants, en pourceaux. Le thème de la métamorphose est bien fait pour nous intéresser, puisqu'il pose la question de la limite entre l'humain et l'animal.

Donc, ils sont transformés en pourceaux, et l'histoire continue.

Il faut bien croire qu'ils gardent quand même quelques liens avec le monde humain puisqu'au milieu de la porcherie –  mais la porcherie est une société – ils se communiquent par des grognements leurs différents besoins, la faim, la soif, la volupté, voire l'esprit de groupe. Mais ce n'est pas tout.

Que peut-on dire de ces grognements ? Ne sont-ils pas aussi des messages adressés à l'autre monde? Eh bien, voici, moi, ce que j'entends. Les compagnons d'Ulysse grognent ceci – Nous regrettons Ulysse, nous regrettons qu'il ne soit pas parmi nous, nous regrettons son enseignement, ce qu'il était pour nous à travers l’existence.

A quoi reconnaître qu'un grognement qui nous parvient de ce volume soyeux accumulé dans l'espace clos de la porcherie est une parole? Est-ce à ceci, que s'y exprime quelque sentiment ambivalent ?

Il y a bien en l'occasion ce que nous appelons, dans l'ordre des émotions et des sentiments, ambivalence. Car Ulysse est un guide plutôt gênant pour ses compagnons. Pourtant, une fois qu'ils sont transformés en pourceaux, ils ont sans doute sujet à regretter sa présence. D'où un doute sur ce qu'ils communiquent.

Cette dimension n'est pas négligeable. Mais suffit-elle à faire d'un grognement une parole? Non, car l'ambivalence émotionnelle du grognement est une réalité, inconstituée par essence.

Le grognement du pourceau ne devient une parole que lorsque quelqu'un se pose la question de savoir ce qu'il veut faire croire. Une parole n'est parole que dans la mesure exacte où quelqu'un y croit.

Et que veulent faire croire, en grognant, les compagnons d'Ulysse transformés en pourceaux ? – qu'ils ont encore quelque chose d'humain. Exprimer en cette occasion la nostalgie d'Ulysse, c'est revendiquer d'être reconnus eux-mêmes, les pourceaux, comme les compagnons d'Ulysse.

C'est dans cette dimension qu'une parole se situe avant tout. La parole est essentiellement le moyen d'être reconnu. Elle est là avant toute chose qu'il y a derrière. Et, par là, elle est ambivalente, et absolument insondable. Ce qu'elle dit, est-ce que c'est vrai ? Est-ce que ce n'est pas vrai ? C'est un mirage. C'est ce mirage premier qui vous assure que vous êtes dans le domaine de la parole.

Sans cette dimension, une communication n'est que quelque chose qui transmet, à peu près du même ordre qu'un mouvement mécanique. J'évoquais à l'instant le froissement soyeux, la communication des froissements à l'intérieur de la porcherie. C'est cela – le grognement est entièrement analysable en termes de mécanique. Mais, dès lors qu'il veut faire croire et exige la reconnaissance, la parole existe. C'est pourquoi, en un sens, on peut parler du langage des animaux. Il y a un langage des animaux dans la mesure exacte où il y a quelqu'un pour le comprendre.

 

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Prenons un autre exemple que j'emprunterai à un article de Nunberg paru en 1951, Transference and reality, qui pose la question de savoir ce qu'est le transfert. C'est le même problème.

Il est fort plaisant de voir à la fois combien l'auteur va loin et combien il est embarrassé. Tout se passe pour lui au niveau de l'imaginaire. Le fondement du transfert est, pense-t-il, la projection dans la réalité de quelque chose qui n'est pas là. Le sujet exige que son partenaire soit une forme, un modèle, de son père par exemple.

Il évoque d'abord le cas d'une patiente qui passe son temps à attraper violemment l'analyste, voire à l'engueuler, à lui reprocher de n'être jamais assez bien, de ne jamais intervenir comme il faut, de se tromper, d'être de mauvais ton. Est-ce un cas de transfert ? se demande Nunberg.

Assez curieusement, mais non sans fondement, il répond – non, il y a plutôt là aptitude – readiness – au transfert. Pour l'instant, dans ses récriminations, le sujet fait entendre une exigence, l'exigence primitive d'une personne réelle, et c'est la discordance que présente le monde réel par rapport à ce requisit qui motive son insatisfaction. Ce n'est pas le transfert, mais sa condition.

A partir de quand y a-t-il vraiment transfert? Quand l'image que le sujet exige se confond pour le sujet avec la réalité où il est situé. Tout le progrès de l'analyse est de lui montrer la distinction de ces deux plans, de décoller l'imaginaire et le réel. Théorie classique – le sujet a un comportement soi-disant illusoire dont on lui fait voir combien il est peu adapté à la situation effective.

Seulement, nous passons notre temps à nous apercevoir que le transfert n'est pas du tout un phénomène illusoire. Ce n'est pas analyser le sujet que de lui dire – Mais mon pauvre ami, le sentiment que vous éprouvez pour moi, ce n'est que du transfert. Ça n'a jamais rien arrangé. Heureusement, quand les auteurs sont bien orientés dans leur pratique, ils donnent des exemples qui démentent leur théorie et qui prouvent qu'ils ont un certain sentiment de la vérité. C'est le cas de Nunberg. L'exemple qu'il donne comme typique de l'expérience du transfert est particulièrement instructif.

II avait un patient qui lui apportait le maximum de matériel, et s'exprimait avec une authenticité, un soin du détail, un souci d'être complet, avec un abandon... Et pourtant rien ne bougeait. Rien n'a bougé jusqu'à ce que Nunberg se soit aperçu que la situation analytique se trouvait reproduire pour le patient une situation qui avait été celle de son enfance, où il se livrait à des confidences aussi entières que possible, fondées sur la confiance totale qu'il avait en son interlocutrice, qui n'était autre que sa mère, laquelle venait tous les soirs s'asseoir au pied de son lit. Le patient se complaisait, tel Schéhérazade, à lui donner le compte rendu exhaustif de ses journées, mais aussi de ses actes, de ses désirs, de ses tendances, de ses scrupules, de ses remords, sans jamais rien cacher. La présence chaude de sa mère, en vêtements de nuit, était pour lui la source d'un plaisir parfaitement soutenu comme tel, qui consistait à deviner sous sa chemise le contour de ses seins et de son corps. Il se livrait alors aux premières investigations sexuelles sur sa partenaire aimée.

Comment analyser cela? Tâchons d'être un tout petit peu cohérents. Qu'est-ce que ça veut dire ?

Deux situations très différentes sont ici évoquées – le patient avec sa mère, le patient avec l'analyste.

Dans la situation première, le sujet éprouve une satisfaction par le moyen de cet échange parlé. Nous pouvons y distinguer sans peine deux plans, le plan des relations symboliques, qui se trouvent ici assurément subordonnées, subites par la relation imaginaire. D'autre part, en analyse, le sujet se comporte avec un abandon entier, et se soumet avec une entière bonne volonté à la règle. Faut-il en conclure qu'une satisfaction ressemblant à la satisfaction primitive est là présente ? Pour beaucoup, le pas est aisément franchi – mais oui, c'est bien ça, le sujet recherche une satisfaction semblable. On parlera sans hésiter d'automatisme de répétition. Et tout ce que vous voudrez. L'analyste se vantera d'avoir détecté derrière cette parole je ne sais quel sentiment ou émotion, qui révélerait la présence d'un au-delà psychologique constitué par-delà de la parole.

Mais enfin, réfléchissons ! D'abord, la position de l'analyste est exactement inverse à la position de la mère, il n'est pas au pied du lit, mais derrière, et il est loin de présenter, au moins dans les cas les plus communs, les charmes de l'objet primitif, et de pouvoir prêter aux mêmes concupiscences. Ce n'est pas par là en tout cas qu'on peut franchir le pas de l'analogie.

Ce sont des choses bébêtes que je vous dis là. Mais ce n'est qu'en épelant un peu la structure, et en disant des choses simples, que nous pouvons nous apprendre à compter sur nos doigts les éléments de la situation au milieu de quoi nous agissons.

Ce qu'il y a à comprendre, c'est ceci – pourquoi, dès que le rapport des deux situations a été révélé au sujet, s'ensuit-il une transformation complète de la situation analytique ? Pourquoi les mêmes paroles deviennent-elles alors efficaces, et marqueront un véritable progrès dans l'existence du sujet? Tâchons de penser un peu.

La parole s'institue comme telle dans la structure du monde sémantique qui est celui du langage. La parole n'a jamais un seul sens, le mot un seul emploi. Toute parole a toujours un au-delà, soutient plusieurs fonctions, enveloppe plusieurs sens. Derrière ce que dit un discours, il y a ce qu'il veut dire, et derrière ce qu'il veut dire, il y a encore un autre vouloir-dire, et rien n'en sera jamais épuisé – si ce n'est qu'on arrive à ceci que la parole a fonction créatrice, et qu'elle fait surgir la chose même, qui n'est rien d'autre que le concept.

Rappelez-vous ce que Hegel dit du concept – Le concept, c'est le temps de la chose. Certes, le concept n'est pas la chose en ce qu'elle est, pour la simple raison que le concept est toujours là où la chose n'est pas, il arrive pour remplacer la chose, comme l'éléphant que j'ai fait entrer l'autre jour dans la salle par l'intermédiaire du mot éléphant. Si ça a tellement frappé certains d'entre vous, c'est qu'il était évident que l'éléphant était bien là dès lors que nous le nommions. Qu'est-ce qui peut être là, de la chose ? Ce n'est ni sa forme, ni sa réalité, car, dans l'actuel, toutes les places sont prises. Hegel le dit avec une grande rigueur – le concept est ce qui fait que la chose est là, tout en n'y étant pas.

Cette identité dans la différence, qui caractérise le rapport du concept à la chose, c'est ce qui fait aussi que la chose est chose et que le fact est symbolisé, comme on nous le disait tout à l'heure. Nous parlons de choses, et non pas de je ne sais quoi toujours inidentifiable.

Heraclite nous le rapporte – si nous instaurons l'existence de choses dans une mouvance absolue telle que jamais deux fois le courant du monde ne passe par la même situation, c'est précisément parce que l'identité dans la différence est déjà saturée dans la chose. C'est de là qu'Hegel déduit que le concept est le temps de la chose.

Nous nous trouvons ici au coeur du problème de ce qu'avance Freud quand il dit que l'inconscient se place hors du temps. C'est vrai, et ce n'est pas vrai. Il se place hors du temps exactement comme le concept, parce qu'il est de lui-même le temps, le temps pur de la chose, et qu'il peut comme tel reproduire la chose dans une certaine modulation, dont n'importe quoi peut être le support matériel. Il ne s'agit pas d'autre chose dans l'automatisme de répétition. Cette remarque nous mènera très loin, jusqu'aux problèmes de temps que comporte la pratique analytique.

Reprenons donc notre exemple – pourquoi l'analyse se transforme-t-elle dès le moment où la situation transférentielle est analysée par l'évocation de la situation ancienne, où le sujet se trouvait en présence d'un objet tout différent, inassimilable à l'objet présent? Parce que la parole actuelle, comme la parole ancienne, est mise dans une parenthèse de temps, dans une forme de temps, si je puis m'exprimer ainsi. La modulation de temps étant identique, la parole de l'analyste se trouve avoir la même valeur que la parole ancienne.

Cette valeur est valeur de parole. Il n'y a là aucun sentiment, aucune projection imaginaires, et M. Nunberg qui s'exténue à la construire se trouve ainsi dans une situation inextricable.

Pour Loewenstein, il n'y a pas projection, mais déplacement. C'est là une mythologie qui a tous les aspects d'un labyrinthe. On n'en sort qu'à reconnaître que l'élément-temps est une dimension constitutive de l'ordre de la parole.

Si effectivement le concept est le temps, nous devons analyser la parole par étages, en chercher les sens multiples entre les lignes. Est-ce sans fin ? Non ce n'est pas sans fin. Seulement, ce qui se révèle en dernier, le dernier mot, le dernier sens, est cette forme temporelle dont je vous entretiens, et qui est à soi tout seul une parole. Le dernier sens de la parole du sujet devant l'analyste, c'est son rapport existentiel devant l'objet de son désir.

Ce mirage narcissique ne prend en cette occasion aucune forme particulière, il n'est rien d'autre que ce qui soutient le rapport de l'homme à l'objet de son désir, et le laisse toujours isolé dans ce que nous appelons le plaisir préliminaire. Ce rapport est spéculaire, et il met ici la parole dans une sorte de suspension par rapport à cette situation en effet purement imaginaire.

Cette situation n'a rien de présent, rien d'émotionnel, rien de réel. Mais, une fois qu'elle est atteinte, elle change le sens de la parole, elle révèle au sujet que sa parole n'est que ce que j'ai appelé dans mon rapport de Rome parole vide, et que c'est en tant que telle qu'elle est sans aucun effet.

Tout cela n'est pas facile. Est-ce que vous y êtes? Vous devez comprendre que l'au-delà auquel nous sommes renvoyés, c'est toujours une autre parole, plus profonde. Quant à la limite ineffable de la parole, elle tient à ce que la parole crée la résonance de tous ses sens. En fin de compte, c'est à l'acte même de la parole en tant que tel que nous sommes renvoyés. C'est la valeur de cet acte actuel qui fait la parole vide ou pleine. Ce dont il s'agit dans l'analyse du transfert, c'est de savoir à quel point de sa présence la parole est pleine.

 

4

 

Si vous trouvez cette interprétation un tant soit peu spéculative, je vais vous apporter une référence, puisque je suis ici pour commenter les textes de Freud, et qu'il n'est pas inopportun de faire remarquer que ce que je vous explique est strictement orthodoxe.

A quel moment apparaît dans l'oeuvre de Freud le mot Übertragung, transfert ? Ce n'est pas dans les Écrits techniques, et à propos des relations réelles, peu importe, imaginaires, voire symboliques, avec le sujet. Ce n'est pas à propos de Dora ni à propos de toutes les misères qu'elle lui a faites, puisque, soi-disant, il n'a pas su lui dire à temps qu'elle commençait à lui porter un tendre sentiment. C'est dans la septième partie. Psychologie des processus du rêve, de la Traumdeutung.

C'est un livre que je commenterai peut-être devant vous un jour prochain, et où il ne s'agit que de démontrer, dans la fonction du rêve, la superposition des significations d'un matériel signifiant. Freud nous montre comment la parole, à savoir la transmission du désir, peut se faire reconnaître à travers n'importe quoi, pourvu que ce n'importe-quoi soit organisé en système symbolique. C'est là la source du caractère pendant longtemps indéchiffrable du rêve. Et c'est pour la même raison qu'on n'a pas su pendant longtemps comprendre les hiéroglyphes – on ne les composait pas dans leur système symbolique propre, on ne s'apercevait pas qu'une petite silhouette humaine, ça pouvait vouloir dire un homme, mais que ça pouvait aussi représenter le son homme, et, comme tel entrer dans un mot à titre de syllabe. Le rêve est fait comme les hiéroglyphes. Freud cite, vous le savez, la pierre de Rosette.

Qu'est-ce que Freud appelle Übertragung ? C'est, dit-il, le phénomène constitué par ceci, que pour un certain désir refoulé par le sujet, il n'y a pas de traduction directe possible. Ce désir du sujet est interdit à son mode de discours, et ne peut se faire reconnaître. Pourquoi ? C'est qu'il y a parmi les éléments du refoulement quelque chose qui participe de l'ineffable. Il y a des relations essentielles qu'aucun discours ne peut exprimer suffisamment, sinon dans ce que j'appelais tout à l'heure l'entre-les-lignes.

Je vous parlerai une prochaine fois du Guide des égarés de Maïmonide, qui est un ouvrage ésotérique. Vous verrez comment il organise délibérément son discours de façon telle que ce qu'il veut dire, qui n'est pas dicible – c'est lui qui parle – puisse néanmoins se révéler. C'est par un certain désordre, certaines ruptures, certaines discordances intentionnelles qu'il dit ce qui ne peut ou ne doit pas être dit. Eh bien, les lapsus, les trous, les contentions, les répétitions du sujet expriment aussi, mais là spontanément, innocemment, la façon dont son discours s'organise. Et c'est ce que nous avons à lire. Nous y reviendrons, car ces textes valent la peine d'être rapprochés.

Qu'est-ce que nous dit Freud dans sa première définition de l’Übertragung ! Il nous parle des Tagesreste, des restes diurnes, qui sont, dit-il, désinvestis du point de vue du désir. Ce sont dans le rêve des formes errantes qui, pour le sujet, sont devenues de moindre importance – et se sont vidées de leur sens. C'est donc un matériel signifiant. Le matériel signifiant, qu'il soit phonématique, hiéroglyphique, etc., est constitué de formes qui sont déchues de leur sens propre et reprises dans une organisation nouvelle à travers laquelle un sens autre trouve à s'exprimer. C'est exactement cela que Freud appelle Übertragung.

Le désir inconscient, c'est-à-dire impossible à exprimer, trouve moyen de s'exprimer tout de même par l'alphabet, la phonématique des restes du jour, eux-mêmes désinvestis du désir. C'est donc un phénomène de langage comme tel. C'est à cela que Freud donne la première fois qu'il l'emploie, le nom d'Übertragung.

Certes, dans ce qui se produit dans l'analyse, par rapport à ce qui se produit dans le rêve, il y a cette dimension supplémentaire, essentielle, que l'autre est là. Mais observez aussi que les rêves deviennent plus clairs, plus analysables, au fur et à mesure que l'analyse s'avance. C'est que le rêve parle davantage à l'intention de l'analyste. Les meilleurs rêves que nous apporte Freud, les plus riches, les plus beaux, les plus compliqués ce sont ceux qui ont lieu au cours d'une analyse, et qui tendent à parler à l'analyste.

C'est aussi ce qui doit vous éclairer sur la signification propre du terme acting-out. Si, tout à l'heure, j'ai parlé d'automatisme de répétition, si j'en ai parlé essentiellement à propos du langage, c'est bien parce que toute action dans la séance, acting-out ou acting-in, est incluse dans un contexte de parole. On qualifie d’acting-out quoi que ce soit qui se passe dans le traitement. Et non à tort. Si tant de sujets se précipitent pendant leur analyse pour accomplir une foule d'actions érotiques, comme de se marier par exemple, c'est évidemment par acting-out. S'ils agissent, c'est à l'adresse de leur analyste.

C'est bien pourquoi il faut faire une analyse d'acting-out et faire une analyse de transfert, c'est-à-dire trouver dans un acte son sens de parole. Pour autant qu'il s'agit pour le sujet de se faire reconnaître, un acte est une parole.

C'est là que je vous laisserai aujourd'hui.

16 juin 1954.